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Mémory des émotions

Mémory des émotions Zoom sur Mémory des émotions

Ou comment laisser quelqu'un cheminer à son rythme pour donner du sens

Un jeune patient hospitalisé en Unité fermée a été à l'origine d'un travail de co-création d'outils autour des émotions. L'histoire de cette co-création vous est présentée ici, dégagée des préoccupations en termes de pathologie, afin de ne pas entrer dans une notion d'objectifs à suivre en fonction d'une pathologie ou d'un problème.

L'intention de cet article et de ce travail d'accompagnement a été, en effet, de se centrer sur le patient, ses ressources et ses capacités.




Été 2017. Un service un peu "en vacances" en termes d'effectif, conduit Le médecin de M à me demander d'assurer un accompagnement individuel, alors que je suis plutôt identifiée comme proposant un travail autour du groupe. Cette demande survient, car M réagit de façon violente à la moindre frustration. Il "pète les plombs" selon ses propres termes et "casse tout" selon les termes de l'équipe. Il semble donc important qu'il ait un temps pour lui, distingué des autres. Cette demande semble répondre à un besoin de soulagement des équipes plutôt qu'à un véritable objectif thérapeutique. Pour mon besoin personnel de me sentir thérapeute, je nomme cela un travail autour des émotions...


Séances initiales

M investit très rapidement et très facilement un espace de thérapie individuelle, d'autant plus que je lui demande ce que lui souhaite travailler. Il est tout étonné et me dit que c'est à moi de décider de ce que nous allons faire. Il souligne que l'équipe et le médecin l'aident à ne pas se mettre en colère et lui disent, eux, quoi faire. Quand je continue et que je lui demande ce que lui souhaite, je comprend bien qu'il n'en est pas encore là, à oser sa propre parole. Je lui propose donc de tenter d'établir une liste d'émotions pour pouvoir ensuite, trouver un moyen adapté pour l'aider à les mettre en mots. Mais comme il est déficient mental léger, il n'a guère de mots pour nommer, distinguer, exprimer les différentes émotions. Tout se résume, pour lui à "péter les plombs". Il n'est donc pas possible d'utiliser dixit, pour tenter de relier images et mots.

Nous entrons dans une première phase où alternent des demandes très scolaires de la part de M (apprendre à compter, savoir rendre la monnaie, faire des exercices autour de mots croisés simplifiés, etc...) et des demandes de la part de l'institution, afin qu'il puisse gérer et surtout canaliser des pulsions agressivité importantes (proposition de l'équipe d'une boite à colère un peu trop élaborée pour lui, de carnet pour noter si son comportement est adapté ou non avec un système de smileys). Progressivement, il trouvera un jeu qu'il apprécie pour terminer le temps de séance en individuel, jeu qui deviendra une sorte de doudou (Mooow, un jeu de vaches et de mouches) qu'il demandera à chaque fin de séance comme un rituel rassurant, lui permettant d'éprouver qu'il y a un temps agréable pour le jeu et qu'il peut avoir un contrôle dessus. Il intégrera d'ailleurs ensuite ce jeu, en l'achetant et en le proposant à d'autres personnes. Lorsque M me demande, durant le jeu, si je suis vache ou pas, mes oreilles ont une légère tendance à entendre un sens métaphorique à peine voilé...Et le jour où il me demandera clairement de ne pas être vache avec lui, sera l'occasion d'un bon moment pour rire ensemble.

Ces premières séances alternent avec des séances de groupe, où il peut expérimenter la frustration de ne pas avoir de réponse immédiate de ma part à toutes ses nombreuses demandes, lorsque je suis occupée avec d'autres personnes. Il teste ainsi cette alternance de présence-absence, proximités-distance qui rend possible une existence séparée et de plus en plus autonome. Les autres existent aussi.


Les Mémorys d'images

Puisque nous cherchons à proposer un travail sur les émotions, à enrichir une palette réduite à la colère, nous cherchons des outils de travail simples. Un premier Mémory est créé à partir de photos de différentes émotions, par une stagiaire ergothérapeute, Maryam Roy, qui vient d'intégrer les séances, . M apprécie de jouer avec ce Mémory, car il constate alors ses capacités de mémoire et il apprécie cela. Au fur et à mesure de l'utilisation de ce jeu, il s'intéresse progressivement au sens de ces photos et nous demande de nommer les émotions qui leur correspondent. Nous proposons alors, à chaque fois, plusieurs noms d'émotions, jusqu'à ce que ce soit le patient lui-même qui détermine celle qui lui semble la plus pertinente. Il est en effet important que ce jeune patient puisse déterminer par lui-même, les émotions. Il est plus important, à mon sens qu'il retrouve sa propre parole, plus que de déterminer si c'est vrai ou faux, sur un plan de reconnaissance cognitive.

La stagiaire présente proposera d'ajouter un autre Mémory, celui-là avec des dessins afin de proposer un autre niveau de reconnaissance. Il tente de jouer avec l'un, puis l'autre, puis de mélanger les deux, mais cela se révèle trop compliqué. Il souligne qu'il préfère le jeu avec les photos, plus faciles pour lui à identifier et à nommer. Peut-être les dessins amènent-ils moins de signaux lisibles en termes de reconnaissance faciale? En tout cas, lorsque nous tentons de donner des noms aux émotions de ces personnages de type dessins animés, il est plus en difficulté. Il commence à éprouver qu'il y a de la complexité dans tous ces signaux visuels. (voir fichier). La notion de reconnaissance faciale des émotions, sur un plan cognitif, est de plus en plus explorée, interrogeant la façon dont les perceptions sont décodées de façon pertinente ou pas. Ce travail est mené par les neurosciences et c'est notre cerveau qui va se charger de celui-ci. Mais au-delà d'une "simple" rééducation cognitive, que peut-il se cacher derrière tout cela, en ce qui concerne M ?


Les liens avec les mots

M. demande ensuite, que nous réalisions un mémory avec des noms d'émotions. (voir fichier). Une fois celui-ci réalisé, il constate rapidement que sa mémoire visuelle est meilleure avec des images qu'avec des mots. Il se lasse rapidement du jeu avec les mots. Quand je l'invite à réfléchir sur ce que nous pourrions bien faire avec, il trouve par lui-même une autre méthode. Il propose de relier les photos avec les noms des émotions. Autant lors de l'utilisation du mémory, nous avions réduit le nombre de noms d'émotions à celui des images, autant là nous en avons beaucoup plus. M se trouve confronté à un dilemme, soit laisser tomber des cartes avec les noms d'émotions , soit accepter qu'un visage puisse refléter différentes émotions. De longs débats s'ensuivent autour du questionnement:  "quelle émotion pour quel visage? ". Il est intéressant de noter que l'outil créé a été testé par d'autres collègues (psychiatres et psychologues) et que les mêmes questions se sont posées à eux. Ils souhaitaient souvent également, avoir la "bonne" réponse.

De nombreuses séances alternent alors, avec Mooow ou le mémory des images, assouplissant un peu les rituels du départ, qui revenaient dès qu'il y avait doute ou peur de ne pas réussir. Et puis un jour M en a eu un peu assez. Il commence à se demander aussi, dans quelle situation la personne pourrait bien ressentir telle ou telle émotion. Nous proposons alors, une autre étape, celle du contexte. Nous demandons à M d'imaginer des situations qui peuvent créer des émotions. Il lui faudra beaucoup de temps, pour imaginer des situations différentes de celles qui le mettent en colère. Nous l'invitons à puiser des idées à la télévision, à en parler à d'autres personnes pour leur demander ce qui les réjouit ou les énerve, nous l'invitons à interpeller les thérapeutes. Tout cet ensemble de liens qui vont se tisser petit à petit semblent limiter, peu à peu, les explosions de colère et de violence. (voir fichiers contexte 1, 2, 3, 4, 5, 6)

Une fois cette étape réalisée, il devient possible de jouer avec d'une nouvelle manière, soit en reliant des noms d'émotion et un contexte (une petite histoire créée), ou bien en mettant en regard un contexte et des visages. Nous limitons le nombre de cartes au départ, comme par exemple lorsque nous proposons 3 noms d'émotions ou trois photos possibles pour un seul contexte. Au départ, nous proposons des émotions très différenciées, avec une notion de réponse juste ou fausse, pour parvenir ensuite à des nuances de plus en plus riches, incluant même la notion de doute et d'incertitude. Les discussions sont de plus en plus riches et approfondies. Le travail se poursuit sur de nombreuses séances et nous nous centrons le plus possible sur le fait qu'il n'y a pas de juste ou faux, lorsque cela devient tolérable et acceptable pour M.


Au fil des émotions

La fin du stage est venue et la stagiaire ne verra pas la fin de la longue hospitalisation de M. Lorsque M a le sentiment d'avoir fait le tour de bon nombre d'émotions et de contextes, il me demande alors comment elles se relient les unes aux autres. Il constate, un jour : "Avant, dès que çà n'allait pas, c'était la colère et le pétage de plombs, maintenant je peux dire quand je suis triste ou en colère ou content". Effectivement, dans le service, il est beaucoup plus calme. Ce questionnement sur les intrications entre les émotions souligne qu'il acquiert petit à petit, un nuancier, une palette plus riche et que des liens se créent, entre images et mots. Nous retrouvons là le passage nécessaire à tout être humain, qui part du pulsionnel inconscient à des représentations d'images puis de mots qui viennent inscrire du sens. C'est le fameux passage de la représentation de choses à la représentation de mots selon Freud. (voir élaboration des pulsions)

Pour appuyer cette démarche de compréhension des intrications entre les émotions, je m'appuie sur un livre pour enfants dont le titre est "Au fil des émotions". Un livre magnifique, qui propose des illustrations dignes de contes de fées, avec des explications simples à donner à des enfants. Cela ne choque pas M dont le niveau intellectuel reste un peu limité. Et là, une autre étape est possible pour M, renouant avec celle que j'avais proposée un peu trop rapidement au départ, en tentant d'utiliser les cartes de
dixit. En début de thérapie, en effet, M n'avait pas du tout la capacité de relier une image symbolique à des noms d'émotions. Les émotions n'étaient pas pour lui distinguées les unes des autres, ni reliées à l'humain, ni reliées à des contextes. Toute pulsion s'achevait dans une explosion de colère qui semblait être la seule et unique émotion qui lui soit accessible. Une fois que sa palette émotionnelle cognitive a pu être enrichie par les séances décrites ci-dessus, le lien avec la dimension psycho-affective a pu être renoué. Ce passage par la dimension cognitive, c'est à dire par la connaissance des noms des émotions, puis par la reconnaissance faciale, puis par la mise en lien avec des mots et avec des contextes, a été nécessaire pour M, du fait de sa déficience mentale, mais aussi probablement, du fait d'une carence relationnelle maternelle.

C'est la mère qui va aider l'enfant à désintoxiquer ce qui se passe pour lui, en nommant progressivement ce qui se joue, ce qui se noue et ce qui devrait se dénouer aussi. Et la mère de M n'a pas pu jouer ce rôle, elle-même souvent saisie par des pulsions incontrôlables et non parlées. C'est donc dans le cadre d'un transfert de type maternel que toutes ces séances se sont déroulées, entre une mère vache ou une potentielle bonne mère, ce que m'indiquait M tout à fait clairement en me demandant si je ne pourrais pas, par hasard, l'adopter pour continuer à prendre soin de lui chez moi...Une fois ce transfert établi, il était tout aussi important de pouvoir l'aider à s'autonomiser, se distinguer de moi. Les notions de distance, mais aussi de frustration, voir de déception, devaient alors prendre corps et ce, d'autant plus, qu'une sortie commençait à se profiler à l'horizon.

Durant quelques séances, M est invité à choisir une émotion. Spontanément c'est la tristesse qui vient cette fois-ci. Nous cherchons ensuite dans le livre cette émotion primaire, mais aussi toutes les nuances autour de cette émotion, les émotions secondaire, celles qui se colorent de sentiments, mixent plusieurs émotions et se complexifient. Il y a donc la tristesse, la mélancolie, et . Je propose à M de choisir, non pas le nom de l'émotion, mais l'image qui lui plait le plus. Il choisit l'image d'un personnage mi-humain et mi-animal, qui berce un autre animal, différent de lui. Lorsque j'invite M à associer, à nommer ce qui se passe dans l'image, il évoque l'idée d'une blessure et d'une consolation. Forte de mes propres associations d'idées et de mon cadre de référence, je lui demande quel est le personnage qui lui semble le plus apte à consoler quelqu'un. Je m'attend, bien sûr, à l'évocation d'une figure maternelle et...rien. M reste bouche bée, l'air interrogatif, concentré, avec les sourcils froncés. Il cherche visiblement quoi répondre à cette drôle de question. Ce qui me laisse, moi aussi, sans voix durant quelques instants...Les carences (voir les maltraitances) de sa mère me sont connues, mais je n'imaginais pas un instant qu'elles aient pu à ce point entraver l'intégration d'une image maternelle, au sens d'une personne qui prend soin de l'autre. M finit par murmurer, "les infirmières, peut-être, ou toi, je ne sais pas". Ce moment très touchant et qui m'a profondément émue, a été un point clef de ma compréhension de M. Une compréhension non pas intellectuelle ou issue d'un savoir sur son histoire ou sa pathologie, mais une compréhension de l'humain, au sens de son être le plus profond.


Séparation

La suite de cette histoire est faite de dialogues croisés autour d'images, (comme par exemple autour d'une image avec une tour et un personnage dont M ne savait pas très bien s'il voulait partir ou rester dans cette tour), et d'interventions de type accompagnement dans son futur foyer, qui pouvaient sembler plus proche d'un travail d'ergothérapeute soucieux/soucieuse d'un retour à l'autonomie dans la vie quotidienne. Tout ce long travail ne sera pas décrit ici, car l'essentiel a été dit. Nous avons encore longuement parlé de tas d'histoires de personnages se débrouillant plus ou moins bien, plus ou moins seuls, autant histoires qui venaient faire écho de façon métaphorique, à ce qui se faisait en parallèle dans la réalité, avec une préparation progressive à une séparation pensée, nommée, préparée.

La séparation ne se fera toutefois pas dans de si bonnes conditions que cela...M va passer par de nouvelles phases destructrices, ayant bien du mal à gérer des temps de sorties en solitaire. Nous entendrons combien il lui est facile de glisser à nouveaux dans des anciens schémas relationnels faits de provocation et d'agression, pour pousser l'autre à prendre soin de lui de la seule manière qu'il connaisse, c'est à dire dans une intrusion et une violence de contention physique. De nombreux hauts et bas alterneront. La sortie se fera un peu dans une sorte d'urgence, voir de rejet institutionnel, dans la mesure où il refuse d'aller au foyer et va s'installer chez son frère. Il y reproduira des schémas d'amour-haine compliqués, qui seront accompagnés par des consultations ou des journées en hôpital de jour. Mais au moins, il n'est plus chez sa mère avec qui les relations étaient encore pires.

Un constat et une question me viennent. En tant qu'ergothérapeute, notre c½ur de métier est l'humain en activité et notre intention principale, centrée sur la personne, est de l'aider à être la plus autonome/indépendante possible. A partir de ce constat, je me demande si le fait de pouvoir nommer et identifier tout ce qui a pu se jouer, de manière inconsciente, de manière métaphorique, de manière signifiante, c'est à dire du sens que la personne peut y trouver, est nécessaire ou pas pour des ergothérapeutes. Ce constat, je ne suis pas la seule à le faire et bon nombre d'ergothérapeutes peuvent avoir envie de ne rien savoir de ce qui se trame ainsi dans les profondeurs inconscientes. C'est un choix légitime et respectable. En ce qui me concerne la réponse est clairement oui et mon choix d'orientation professionnelle et personnelle, a été de me donner les moyens de pouvoir lire, entendre et accompagner ces mouvements inconscients, qui sinon, pourraient rester insensés. Cet insensé qui peut nous conduire à ne pas comprendre ou supporter que l'autre n'ait pas l'amabilité de bien vouloir rester dans les chemins où, plein de bonne volonté, nous souhaitons le conduire.





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