Lorsque je reviens, ils sont tous assis passivement et je leur reformule  qu’aujourd’hui, il s'agit de la séance de réalisation des projets personnels et  que je ne vais pas leur proposer de consigne créative ou d’animation groupale. A. réclame aussitôt des  perles noires, pour faire un chapelet de son nombre d'années d'abstinence, pour  bien s'en souvenir dit-il dans un sourire un peu ironique. Il est bien  conscient que c'est ce que nous attendons tous, au moins dans son esprit.  Décidément peu coopérante, je lui déclare que je n'ai pas ce matériel. Il me  demande alors un fusain et une règle...Nous voici donc face à cette fameuse  règle. Lorsqu'il découvre que la règle de l'atelier est vielle, moche et que la  bande qui porte les chiffres part en lambeaux, il est scandalisé. Il clame que  ce n'est pas comme cela qu'on va l'aider ici, entre le manque de bonne  nourriture matérielle et la règle en vrac, j’entends bien que je ne suis pas à  la hauteur de ses attentes. Vais-je assumer cela? En tout cas, je sais que si  moi je ne peux pas assumer le fait d'être imparfaite, décevante ou non  efficace, je n'ai aucune chance d'aider A. à intégrer ses propres parties  négatives, ses faiblesses et ses manques. 
"Quels sens pourrais avoir ce dessin pour vous?"  Je propose donc cette  phrase, en m'approchant de lui afin de lui signifier ma présence et  d’enclencher une interaction réelle. Tout d'abord, il nie que cela ait quoique  ce soit comme sens, indiquant qu'il s'agit juste d'une répétition de quelque  chose qu'il apprécie mais aussi qui le rassure. "C'est facile à faire car  je connais bien et quand je en sais pas quoi faire, je fais cela". Puis il  regarde son dessin et découvre que la porte est fermée. "Ah zut, ce n'est  pas bien, on ne sait pas ce qu'il y a derrière, c'est comme si on restait  bloqué dedans, ça ne va pas du tout, ce n'est pas ce que je voulais faire". Je le sens si  dérangé par cet état de fait, qu'il me parait à deux doigts de déchirer la  feuille pour recommencer ou faire autre chose. Comme je suis très sensible au  repérage des pulsions de destruction et à la nécessité de leur élaboration au  lieu d'un passage à l'acte, je me dis que c'est le moment de mettre des mots.  un simple "la porter fermée vous dérange" lui suffit pour rebondir et  chercher une autre stratégie que la destruction pure et simple du dessin. 
  Il confirme que cela le dérange et qu'il voudrait bien l'ouvrir pour voir ce  qu'il y a derrière. Une perche tendue, peut-être pour savoir si moi aussi,  j'aimerais bien le savoir. Je reste en retrait et je lui demande comment il  pourrait ouvrir cette porte, concrètement dans le dessin. Il réfléchit et je  m'éloigne, en interaction avec d'autres personnes, ce qui lui permet de  développer sa propre stratégie. Au bout d'un moment, j’entends la voix de A. me demander si, dans  cette salle se trouvent des cutters et si j'autorise leur utilisation. Mes neurones  se mettent en route autour du sens de cette demande. Le simple fait qu'il me  demande si j'autorise leur utilisation souligne bien qu'il a tout à fait  conscience du critère de dangerosité lié à des pulsions violentes potentielles,  auto ou hétéro-agressives. Il ne me demande pas juste où se trouvent les  cutters et je dois donc répondre aux deux niveaux: pratique et signifiant. Je  lui indique donc leur place et je souligne que si j’étais dans mon autre  secteur d'intervention, en psychiatrie, les risques suicidaires ne me  permettraient pas de travailler avec des cutters, mais qu'ici, c'est différent.  Je signifie donc que les pulsions d'agressivité et de destruction peuvent ici  trouver une voie de transformation symbolique à travers une coupure. La notion de  castration n'est pas loin de cette dimension de la coupure de quelque chose,  mais cette profondeur psycho-dynamique n'est pas à interroger lors d'un petit  moment d'interaction rapide tels que ceux proposés dans cette seconde. Cette  notion s'approche plus d'une analyse de type intra-psychique, nécessitant  temps, formation supervision. 
  Cette demande d'autorisation me place à nouveau, en position de responsable de  ce qui se joue dans l'atelier, une posture dans laquelle A. s'échine à me situer  comme pour mieux se situer lui-même ensuite. Lorsque j'ai la mauvaise grâce de  le surprendre en n'étant pas là où il m'attend, il n'apprécie guère. Cela  m'évoque la première séance de créativité groupale. 
Ange et démon est le titre de la consigne groupale qui a été choisie par le groupe,  vendredi dernier. Pour cette consigne, il est proposé de découper trois images  angéliques et trois images démoniaques.L'intitulé de cette consigne donne  généralement, déjà lieu à une discussion sur le ET, les patients se demandant pourquoi  ET à la place de OU. Ce titre nécessite aussi un échange sur ce qui est  angélique et démoniaqueCertains font rapidement le lien avec le groupe sur  l'ambivalence et nous pouvons commencer à mettre des mots sur la notion de parties  positives et négatives de soi-même, notion sous tendue par la consigne. Il  me faut souvent préciser que nous n'allons pas trouver des images représentants  des anges ou des démons, et que les images d'hommes politiques sont à  proscrire, évitant ainsi les banalités des discussions sur l'actualité. Il est  aussi nécessaire d'indiquer que les images de bouteilles ou de verres d'alcool,  si nombreux dans les revues, ne sont pas à utiliser, puisque nous cherchons à  entrer dans le monde des métaphores et pas de la représentation formelle. Et  puis, un léger interdit sur le produit ne peut pas faire de mal...
  J'indique, dès le départ, que ces images formeront une banque d'images pour  réaliser des collages collectifs eux-aussi, sur des feuilles passant d'un  participant à l'autre. Les collages ainsi achevés mélangent les images  angéliques et démoniaques, leur permettant de co-exister et d'entrer en  dialogue au lieu de rester en dichotomie. Pourtant, malgré cette indication  donnée dès le départ, certains patients n'entendent pas cette notion de partage  des images et A. fait partie de ces patients, frustrés de ne pas pouvoir expliquer leurs  choix dans un discours rationnel et conscient , bien connu et souvent  répétitif, discours qu'ils sont tous prêts à nous donner à entendre, comme pour  masquer une autre parole plus inconsciente et donc moins contrôlée. A. proteste  vigoureusement de ne pas pouvoir parler de son dada favori, à savoir la  pollution de la terre par les humains qui "bousillent la nature", lui  évitant ainsi, de se demander comment lui bousille sa nature, son corps et son  esprit. Il est à noter qu'il est important , avec une telle consigne, de  prévenir les personnes à l'avance, qu'elles vont "perdre" leurs  images, et il est également important de ne pas pratiquer ce genre de technique  avec des personnes psychotiques. 
A. est également très dérangé par le fait que nous n'allons pas essayer de  distinguer le positif du négatif, du moins c'est ainsi que lui a traduit ange  et démon, réclamant qu'on les sépare clairement sur les deux côtés de la  feuille. Une inquiétude que partagent bon nombre de personnes état-limites dont  l'idéal du moi très fort, ne leur permet pas d'accepter que co-existent en eux,  des parties vécues comme bonnes et des parties vécues comme mauvaises, ces  dernières étant de préférence projetées à l'extérieur d'eux-mêmes et bien  souvent, sur des personnes, comme les humains pollueurs par exemple. Il faut  donc un long moment à A. pour sortir de son discours écologique revendiquant afin d'entrer dans le  jeu de l'imaginaire collectif où des histoires vont pouvoir naitre, faisant jouer le blanc  et le noir ensemble. 
  Durant toute cette séance, ce qui sera le plus difficile pour A. c'est aussi  d'accepter d'entrer dans cette expérience collective dont il ne peut contrôler  ce qui va en émerger. Comme il projette sur l'ergothérapeute cette illusion  d'un contrôle possible sur le discours, les images, les situations, il ressent  toute cette séance comme une tentative de l'influencer, ce qui est tout à fait  le cas d'ailleurs. Reconnaitre notre désir d'influencer et de modifier l'autre  est important, car c'est une tentation inconsciente fréquente chez les  thérapeutes mais aussi un moteur puissant,même s'il est à utiliser avec  parcimonie. A. n'est pas dupe, et si je puis dire, il me voit venir. Il résiste, s'oppose,  se rebelle, retrouvant là une façon d'être qui lui est familière et qu'il  recherche. Finalement, cette position protestaire est l'exacte position qui lui  offre la jouissance, à ne pas confondre avec le plaisir. Lui affiche certes, du  déplaisir, mais jouit de l'exprimer. Finalement, il peut ainsi retrouver l'un  de ses mécanismes de défense. Mais revenons au présent de la séance. 
Cutter et ouverture. Une fois qu'il sait qu'il peut utiliser cet outil, A. découpe la porte du  dessin au cutter, pour qu'elle puisse s'ouvrir et colle derrière un ravissant  soleil jaune et souriant. "Voilà c'est bien, c'est ce qui va se passer  ensuite pour moi, tout ira bien alors". Une pensée magique qu'il clame  haut et fort dans la séance, en attendant les réactions d'autrui. Les  félicitations pleuvent, venues des autres patients, mais rien ne venant de mon  côté, il tente une autre approche. "En tout cas, moi ça me plait mais ça  ne me servira à rien, je le laisserai dans l'atelier. Finalement, c'est ma mère  qui devrait être là, car elle fait le même métier que vous et les petits  bricolages manuels , elle sait faire elle." Ayant réussi à attirer mon  attention, s'ensuit une discussion sur les vertus du bricolage, sur les capacités  à aider les autres ou pas et surtout sur le sens potentiel des objets comme  moyen d'expression et non pas objectif. J'entends , à la fois un questionnement  sur mes capacités à être une bonne mère ou pas, qui fait assez écho en moi pour  me pousser à revenir dans l'interaction avec lui. Il me semble y entendre aussi  une légère tentative d'annuler le sens potentiel contenu dans l'objet. 
L'objet, le dessin, devient un enjeu, oscillant entre exhibition narcissique,  défense pour maintenir un déni de sens, mauvais objet à laisser et à découper,  bon objet qui vient réparer de façon illusoire. L'objet s'est révélé porteur de  tout un faisceau de significations possibles dont l'une n'éclipse pas l'autre.  Pour qu'un seul sens puisse se faire jour, il faudrait un travail bien plus  long et plus approfondi, tel que proposé en psychothérapie, avec ou sans  médiation. Souvent, dans cet atelier qui ne dure que le temps de deux courtes  séances, nous ne faisons qu'effleurer tout ce qui se joue et se dé-joue en  profondeur, tant dans l'objet que dans l'acte de création de cet objet devenant  trace visible de cette action sur la matière, mais aussi dans les inter-actions  relationnelles.
A. sort pour faire une pause avec d'autres personnes, non sans m'avoir  demandé la permission de faire cette pause et surtout s'il faut laisser la  porte ouverte ou fermée. Décidément, la porte est à l'honneur aujourd'hui.  J'avais déjà remarqué que la porte est souvent l'occasion de tout un jeu autour  de cet élément, tour à tour vécue comme fracture dans la continuité, lieu de  passage entre deux, ouverture permettant la pénétration ou l'échappée belle.  Qui va l'ouvrir et de quelle manière, peut devenir une source inépuisable  d'informations subliminales ou plus évidentes, sur les personnes qui s'aventurent  à traverser...
  Karma: A. revient ensuite pour participer à un dernier jeu collectif. Tous les  patients, sauf un seul ont achevé leurs productions et ils commencent à me  demander, puisqu'il reste une heure de séance, s'ils peuvent sortir de la  salle. Quand je leur indique que le but de la séance n'est pas uniquement  d'aboutir à un objet, mais de leur proposer un temps défini, justement pour  apprivoiser leur façon de gérer ensuite les temps de vide, une discussion  s'amorce. Rapidement, cette conversation glisse, malgré mes tentatives, dans  des discours défensifs ou descriptifs d'éléments non reliés à leur  problématique, du moins en apparence. Je me souviens alors, leur avoir expliqué  qu'ici nous essayons de transformer les choses d'une autre façon que les  groupes de parole qu'ils pratiquent par ailleurs. Forte de cette justification  et poussée par leur angoisse du vide, je leur propose un jeu, qu'ils acceptent  avec enthousiasme, ravis d'avoir éveillés mes instincts de mère nourricière et  d'ergothérapeute activiste. 
  Karma est un jeu où il s'agit de passer par diverses étapes, minérale,  végétale, animale, humaine et "grand sage". Les items de ces 5  catégories ont été écrits progressivement par d'autres groupes au fil de  séances, ce qui permet aux patients d'entendre qu'ils ont la capacité d'agir  sur le réel, de participer à la création d'un cadre de jeu, bref d'inscrire des  actes qui ensuite permettent d'avoir un but, un sens. A. commence par devenir  de l'argile , ce qu'il apprécie pour sa souplesse et sa capacité à être modelé  pour devenir une statue. Il ne rechigne pas à être un cerisier car cela porte  des fruits délicieux selon lui, mais les choses se corsent lorsqu'il tire la  carte du blaireau qui déclenche une hilarité générale. Il prend cela avec beaucoup  d'humour, un excellent mécanisme de défense de haut niveau, et indique que,  parfois, il peut effectivement rentrer dans son terrier, mais surtout être un  vrai blaireau, au sens d'un casse-pied. L'étape humaine l'amène à devenir  Agatha Christie et le fait d'être une femme est contre-balancé, selon lui, par  le fait d'être célèbre. 
  Mais lorsqu'il tire la carte des "grand sages" et qu'il tombe sur  celle qui porte le mot "moi", alors le plaisir est au  rendez-vous!  Un patient a, en effet, inscrit ce mot dans la catégorie des  "grands sages" et comme le message symbolique porté par cela m'a  semblé lourd de sens, je l'ai laissé tel quel. A. est absolument ravi d'entendre qu'il  peut être sage et il nous dit que "passer du blaireau à la sagesse de  lui-même est une grande étape". Finalement, le blaireau n'avait peut-être  pas été si bien digéré que cela...Mais l'illusion d'omnipotence dont nous parle  Winnicott, passant par là, lui offre un sentiment de réparation qui lui donne le  sourire...Le hasard fait décidément bien les choses. 
Le destin de l'objet: En fin de séance A. me salue, m'indique qu'il laisse son  dessin, en me demandant ce que je compte en faire...Je lui souris, sans rien  répondre car je ne sais pas encore ce que je vais en faire. Le jeter? Sûrement  pas, dans un souci de garder une trace et de respecter cette partie projetée  d'une personne. Le ranger dans un coin? Avec d'autres dessins dont la quantité  n'a pas encore dépassé mes possibilités de stockage mais qui le sera un jour,  me renvoyant à la question du destin de l’œuvre et de la responsabilité du  traitement de ce qui a été ainsi déposé. L'afficher? Peut-être, en espérant  qu'il pourra être source d'associations d'idées pour d'autres personnes.  Pourquoi n'ai je pas eu, comme je peux l'avoir pour d'autres, le réflexe de lui  rappeler que l'objet lui appartient et que son destin est entre ses mains? Des questions qui  seraient à explorer en supervision pour en éclairer le sens si la thérapie  avaient du se poursuivre, mais qui vont rester en suspens après ces quelques  heures de thérapie. Être la dépositaire de quelque chose...
  En attendant, A. tel un "bon petit démon" comme il se dénomme lui-même, laisse  aussi des taches de fusain sur la table...et qui donc va les nettoyer?
  Je me demande parfois, quel lien il peut y avoir parfois entre thérapie et  nettoyage..
                    Les écrits de cette section s'apparentent à ce qui peut se dérouler lors  d'une analyse de 
  type supervision, qui permet de tenter de comprendre ce qui se passe lors d'une  thérapie. 
  Il ne s'agit en aucun cas, de trucs thérapeutiques reproductibles, mais de la  nécessité 
  d’une réflexion permanente sur l'effet de notre attitude envers le patient.