En fait, il faut du temps
Un jeune patient, F, a mis un long moment avant de pouvoir conquérir cette capacité. Dans un premier temps, Il a été vu dans un centre de remédiation cognitive et a été accompagné par un soignant pour trouver des stratégies pour l'aider à prendre le bus. De cette expérience, F a retenu le fait de regarder par la fenêtre quand il se sentait intrusé, regardé en insécurité, un petit truc proposé par le soignant, mais qu'il a du mal à mettre en application lorsqu'il est seul, malgré 3 séances d'accompagnement qui ont été faites.
Ce jeune homme intègre le groupe "autonomie et projets" quelques mois après la première prise en charge en centre de remédiation, car auparavant il restait trop en difficulté avec les autres pour être intégré dans un groupe. Il a fait des séances individuelles durant plusieurs années, avec une ergothérapeute. Durant ces séances, le travail principal de l'ergothérapeute, était de "désintoxiquer" le vécu persécutif de F, non vécu comme tel en raison d'une anosognosie. F écrit mais ne montre pas ses écrits à l'ergothérapeute, ni à personne d'ailleurs. Il réalise une biographie et il se posera souvent la question de tenter de la faire publier ou pas. Il finira par l'envoyer à un éditeur, mais face à la non réponse de ce dernier, il dira que "c'est peut-être mieux ainsi, car c'est personnel, en fait". Ma collègue a soigneusement défendu son espace personnel durant la thérapie, s'interdisant, même à elle, de demander à voir ou à lire ce qui était de l'ordre de l'intime et de la confidentialité pour ce patient, pour respecter son espace psychique en voie de reconstitution.
Après plusieurs années d'un travail en individuel, où ma collègue a reçu des projections négatives (voir chez Mélanie Klein, les notions de bon et mauvais objet en lien avec la phase schizo-paranoide), il a pu intégrer un sentiment de sécurité intérieure plus tangible et plus efficace. Il a donc pu intégrer le groupe, grâce aussi à son voisin de chambre souffrant de la même pathologie que lui, avec qui il pouvait discuter, et qui participait à ce groupe. Son sentiment de sécurité à été longtemps appuyé sur cette personne ressource pour lui.
L'autonomie psychique lui faisait encore toutefois défaut et il ne pouvait toujours pas se lancer seul. Ses stratégies étaient donc d'aller louer des livres à pied et il se contentait donc de cela. Lors d'un stage dans un lieu d'expérimentation centré sur l'autonomie dans la vie quotidienne, il a pu explorer seul, durant 3 semaines, le fait de vivre dans un appartement. Un éladeb proposé en amont, a mis en évidence qu'il se sentait autonome sur le plan de la réalisation des soins personnels, de la gestion de son argent (sachant qu'il est sous tutelle), des ses loisirs (échecs sur ordinateur et écriture personnelle), de la cuisine. Il restait inquiet sur la possibilité de faire ses courses ou pas, mais son voisin, déjà passé par cette étape, l'a rassuré, dans la mesure où le supermarché n'était pas loin...à pied! Le bilan de ces trois semaines a donc été positif et l'autonomie fonctionnelle de Mr F a été confirmée.
Mr F a participé dans le groupe "autonomie et projet" à de nombreuses sorties collectives, nécessitant de prendre le bus: au bowling, au cinéma et même dans un cimetière paysager situé non loin de l’hôpital que les personnes avaient souhaité découvrir. Cette dernière sortie avait donné lieu à une déambulation pour le moins étrange entre arbres et tombes, mais qui avait bien plu à F qui avait son groupe de métal favori dans les oreilles et qui avait trouvé cela intéressant. Lors de toutes ces sorties, c'était un autre patient, très à l'aise dans les déplacements en bus, qui avait transmis aux autres les consignes, façon de faire et de trouver les bons arrêts. F ne prenait pas plus le bus seul pour autant.
Il a également participé à la séance décrite au dessus, refusant de parler de sentiment de persécution dont parlaient clairement d'autres personnes, sentiment qui a donc été reformulé pour lui en "sentiment de sécurité personnelle insuffisant". Il a été plutôt efficient durant cette séance, décodant avec les autres, le sens que pouvaient avoir les positions corporelles des petites cartes utilisées, toujours lorsqu’il était interpellé, ayant du mal à se saisir spontanément de la parole. Il restait souvent plutôt en interaction avec son ex-voisin de chambre, sorti de l’hôpital et revenant en HDJ. F restait toujours à la même place, sécurisé par la place et par la présence de sa personne ressource. Mais toujours pas de prise de bus à l'horizon...
C'est quand son ordinateur, si important pour lui, est tombé en panne, que la prise de bus est devenu cruciale et nécessaire. Nous en avons donc parlé en séance, le groupe lui demandant s'il savait quel bus prendre et où s'arrêter. Il a fallu aussi composer avec les jours de grève qui se répétaient fréquemment à cette période. A aucun moment, il n'a demandé à être accompagné, ni par l'ergo, ni par une autre personne. Nous nous sommes contentés d'imaginer, de discuter, de reparler de la séance faite avec les petits personnages, d'évoquer les stratégies qu'il pouvait mettre en place, en le laissant trouver par lui-même, en s'appuyant sur ses pairs. Il a donc réalisé cette sortie avec un sentiment de victoire qu'il nous a partagé la semaine suivante.
Lors d'une séance, nous avons fait venir en séance, des référents d'un GEM, groupe d'entraide mutuelle, afin qu'ils puissent présenter leurs actions. La dimension clairement nommée d'une ouverture libre a bien plu aux participants du groupe, même si le fait que c'était surtout à eux de proposer des projets de sortie ou d'activités (en plus de quelques activités hebdomadaire fixes), a semblé soulever moins d'enthousiasme. F nous a demandé de l'accompagner pour la première fois dans le local du GEM et cette activité a donc été faite avec les participants du groupe "A et P" intéressés. F étant le plus concerné, c'est lui qui a décidé d'y aller en dehors de la présence d'autres personnes engagées dans le GEM, pour voir déjà les locaux. Lors de cette visite, F caracolait devant nous, nous montrant l'arrêt de bus au départ, et changeant même d'arrêt au retour, pour aller plus vite...Sans que quiconque ne lui dise quoi que ce soit pour l'inciter à être notre "monsieur bus", il s'est naturellement inscrit dans le rôle du guide, nous disant qu'en fait, il était déjà allé voir où cela se trouvait quelques jours avant...
Et quand lors d'une séance ultérieure, lui qui ne prend que rarement la parole spontanément, il nous raconte une difficulté à prendre le bus, car un arrêt avait changé, en mode blague sociale, se moquant gentiment de lui et protestant avec le sourire, je me suis dis que l'autonomie psychique était gagnée, avec distance et même avec humour!