Progressivement, S pourra réaliser des dessins à 3, avec la stagiaire ergothérapeute et moi, puis avec d’autres patients et stagiaires infirmiers, et sans moi. Les dessins sont nommés et affichés. Les titres qu’il propose sont parfois étranges et hermétiques, mais lorsqu’il faut se décider en groupe pour le titre, il peut intégrer les idées des autres, un peu plus réalistes. Un des dessins disparaitra, ce qu’il supportera sans sentiment de destructivité et sans réaction excessive. Le groupe l’aide encore une fois, à supporter le sentiment de destruction.
Les tirages photos participent aussi à cette réparation, enveloppés dans du papier de soie et protégés dans un carton qu’il gardera soigneusement. S a souhaité refaire un dessin avec moi, « une dernière fois avant ma sortie » dit-il. Cette fois il réfléchit à l'avance et essaie de représenter une maison (en jaune), en soulignant qu’il faut que cela soit « quelque chose qui tienne ». Il dessine « le palais du Dalai lama », idées de grandeur et de spiritualité obligent.
Un chez soi plus stable
La maison peut s'inscrire comme une métaphore du Moi. S. en pose les traits, rapidement comme à l'accoutumée, mais cette fois avec une intention représentative très claire. Dans ses autres dessins, il avait toujours posé des traits au hasard en cherchant ensuite, à quoi ils pourraient bien correspondre. Cette maison vient donc s'affirmer sur la feuille. La première chose qu'il souhaite développer est le toit.
Ce dernier est très important, dessiné en vagues et je dois m’occuper du coloriage des tuiles, lieu où va se dérouler tout un jeu entre de bonnes et de mauvaises choses. Il me demande, en effet, d’assurer, une distinction claire des tuiles par leurs formes et leurs couleurs, soulignant que « ce toit doit être une bonne protection » mais aussi de mettre des nuances de vert, pour faire du vert de gris. « Un poison » précise-t-il. Le toi(t) contient désormais des éléments positifs ET négatifs, qui peuvent co-habiter. Au fur et à mesure de l'évolution du dessin, il soulignera qu'il pourrait ressembler aussi à une sorte de personnage en chewing-gum. Il parlera d'un personnage de télévision: les barbapapas...
La porte et les escaliers de la maison sont travaillés par le patient lui-même. Il dessine de plus en plus souvent seul. Il met une sorte de croix sur le bâtiment, soulignant le fait qu'il s'agit finalement peut-être, d'un lieu religieux. Il achève le corps de la maison en jaune et place au dessus du toit un petit personnage avec un drapeau. Il indique son intention de faire comme si "on avait planté un drapeau sur une planète", comme pour en affirmer la propriété. Ce lieu d'habitation, s'il est plus clairement affirmé, solide, reste encore flou quand à son utilisation.
Des identités encore mouvantes
Un personnage s'inscrira en bas à gauche du dessin, sous la forme d'un corps-tronc, avec une tête d'animal. Il imaginera alors que ce personnage pourrait habiter dans ce palais-maison. Il soulignera qu'il a l'air fortuné, souriant, mal rasé et original...projetant en ce personnage la plupart des qualités qu'il se reconnait ou se souhaiterait. D'autres personnages apparaitront en bas à droite, une sorte de serpent gris avec un personnage au visage jaune et au bonnet noir. S.imaginera des histoires entre ces personnages, évoquant en particulier la présence d'un cirque. Il parlera de ce cirque aussi, à partir de la forme du palais, devenant alors un chapiteau de cirque potentiel.
L'une des figures la plus étonnante sera un animal (photo en dessous et à droite) qui ressemble à la fois à un éléphant ou à un hibou, si l'on regarde l'animal comme un seul et qui montre aussi deux têtes d'oiseau se tournant le dos. Toutes les personnes ayant vu cet animal étrange ont projeté ces différentes possibilités, deux oiseaux ou un éléphant, pour la plupart. Cette vision en trompe l’½il est probablement l'un des éléments les plus étonnants de tous les dessins de S. Cet élément a été fait uniquement par lui, car dans ce dessin, je ne suis intervenue quasiment que sur le tuiles du toit. Ce trompe l’½il, efficace, est peut-être un témoignage de sa façon de voir le monde, différente de la notre...
Je ne sais toujours pas comment S habite dans sa tête, mais nous avons jeté quelques pierres d’un pont entre nos deux visions du monde. Ce que j’ai pu constater, c’est qu’il tolère mieux les frustrations, qu’il met des mots sur ses émotions, qu’il reconnait que ses pulsions sont parfois excessives et qu’il peut gérer tout cela hors de ma présence, dans d’autres lieux et d’autres activités. Ce que je sais aussi, c’est que tenter d’aider une personne à éprouver son autonomie psychique nécessite un travail de mise en mots et d’analyse théorique (qui n’est ici qu’à peine effleuré), mais aussi, et probablement même avant tout, un travail sur soi. Car notre premier outil…c’est nous-mêmes, un outil qu’il nous est nécessaire de « travailler » en-corps et encore.
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