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Un patient connu et reconnu du service. Venu et revenu. Psychose, sentiment de persécution, pulsions destructrices envers lui-même et les autres, violence, service fermé. Une chaine de mots qui n'est guère associative mais plutôt dissociante, tant il est
difficile avec S. de créer du lien
et encore plus une alliance thérapeutique. Pour lui, les médicaments sont mauvais, les thérapeutes des persécuteurs, la société une machine à broyer les humains.
L'un de ses mécanismes de défense principaux, délirant bien entendu, est de parler directement à Dieu et à Jésus, considérant qu'il est déjà maintes et maintes fois monté et redescendu "de là-haut", histoire de venir dire au monde ce qui ne va pas et peut-être même de le sauver. Un délire altruiste qu'il traduit dans des paroles de désir d'aider les autres mais pas dans des actes, car ses "vraies" relations sont teintées d'humour cru, de paroles violentes et d'exigences que le monde plie devant son omnipotence.
Il maltraite verbalement les autres, thérapeutes compris, testant sans cesse la solidité et la permanence du lien, vérifiant si ce lien ténu, peut malgré tout tenir face à ses vagues de destruction massive. Comment imaginer lui proposer de faire quelque chose sans qu'il y ait préalablement du lien et de la relation sécure? Comment créer du lien qui résiste à la destructivité et à des contre-transferts de rejet ou d'agacement qui peuvent, parfois, nous venir en tant que thérapeutes sans cesse attaqués et dénigrés?
Oralité
Jusqu'à présent,
S.
n'a fait que de brèves apparitions dans la salle où je travaille dans le secteur fermé. Comme il s'agit de la salle à manger dans laquelle je m'installe et où l'atelier se déroule "portes ouvertes" (au détriment de toute contenance, mais l'absence de salle dédiée pour l'ergothérapie fait force de loi...), il vient
chercher de l'eau à la source
de la fontaine du service.
Potomane, il convient de le limiter dans l'utilisation de la fontaine, ce que font tous les soignants qui remarquent son manège. Sauf moi. Je considère en effet, qu'utilisant la salle pour l'atelier "découvertes", il doit s'y passer autre chose que les interactions "musclées" autour de ce symptôme. Je ne lui parlerais donc jamais de la fontaine, ni de l'eau. Une ruse thérapeutique qui lui permettra de m'identifier comme "moins ch..." que les autres. Il est à remarquer que, souvent, les ergothérapeutes peuvent surfer sur cette vague de sympathie dont nous bénéficions, soit parce que les choses proposées sont agréables à faire, soit parce que nous ne semblons pas si soignants que cela, blouse blanche ou pas. Nous sommes des amuseurs/amuseuses publiques..
.
S.
d'ailleurs, s'est bien chargé de me le rappeler un jour où, quasiment seule dans la salle je bricolais un bracelet de macramé pour faire un modèle. Le voyant passer pour venir chercher de l'eau, je m'étais alors exclamée, "il n'y a que moi qui bosse ici..." et je m'étais entendu répondre par S., furieux comme bien souvent: "Parce que vous appelez cela travailler!". A bon entendeur salut, ergothérapeute certes, mais pas travailleuse à ses yeux. Nos interactions étaient donc marquées de cette
ambivalence
qu'il projetait sur mon identité professionnelle, entre être "moins ch..." mais sans vraiment être là pour travailler. De quoi me renvoyer à mon sentiment de doute quand à ce que je pouvais bien proposer comme acte thérapeutique à ce patient qui refuse de faire quoi que ce soit (comme objet, signe extérieur d’action sur la réalité) à part se remplir d'eau et vomir des mots.
Moi qui compte sur l'objet pour venir témoigner d'un quelque chose qui s'est passé et concrétisé, me voilà un peu dépitée.
Ça rentre et ça sort, au niveau oral, sans pouvoir se fixer dans une représentation concrète. Cela m'évoque un questionnement proposé par l'une de mes collègues il y a déjà quelques années, sur la dimension de l'oralité en ergothérapie. Serai-il question là d'une nourriture physique au lieu d'être psychique? Et je revois un patient, sur le pas de la porte de la salle d'ergothérapie (quand j'en avais encore une...) qui me demandait s'il pouvait entrer avec son paquet de chips pour se nourrir et à qui j'avais dit non, considérant que les matériaux proposés étaient assez nourriciers. Et que dire des jeunes filles anorexiques qui interrogent sans cesse la possibilité de faire entrer ou sortir des choses du corps de la salle...
S.
existe donc dans une
oralité aquatique
qui le remplit dans un acte de boire qui devient un enjeu de pouvoir sur son corps, avec l'équipe soignante, infirmière et médicale.
Ce remplissage m'évoque celui des patients alcooliques, d'autant plus que
S.
est tout a fait capable d'utiliser aussi cette modalité addictive à l'extérieur de l’hôpital, en dehors des hospitalisations. Qu'est-ce qui est en jeu, pour lui? Boire pour se sentir rempli et renforcer un sentiment d’existence fragile? Boire pour diluer son angoisse mais aussi son sentiment d'existence? Ce genre de questionnement est important à mener, même si je n'aurais probablement jamais la réponse , qui doit être de toute façon complexe, multiple et délirante. Ce
questionnement autour du sens
des choses garantit que nous tentons de ne pas nous laisser engluer dans l'absence de pensée de la psychose, l'absence de lien entre les choses, l'insensé de l'acte. C'est sur ce questionnement autour du sens que nous menons, que le patient, à qui pourtant nous n'en parlons pas, va pouvoir s'appuyer pour reconstituer une continuité un peu plus sensée dans son sentiment d'existence pour le moins discontinu.
Exister
...Aider...
Le jour même de ce déni rageur de ma position de travailleuse,
S.
fait une fugue. Il disparait pendant une semaine et nous nous inquiétons. Nous finissons par retrouver sa trace, quelqu'un l'a vu sur une place de Nancy et la police va le récupérer. Je me dis qu'il ne va pas être content du tout...et que son sentiment de persécution va surement être nourri par cette situation. Après quelques jours dans une chambre d'isolement, il revient dans le service. Le jeu du "bref passage" dans l'atelier reprend. Comme nous sommes en mode de création d'un jeu autour du thème de la maison, avec les patients,
je lui demande aussi son avis,
comptant sur ses tendances altruistes à vouloir aider les autres. Peine perdue...Ce désir d'aider l'autre est surtout le mien et il m'envoie promener avec ardeur. Il est souvent difficile de ne pas considérer l'autre à la lumière de notre propre façon d'être et toutes les supervisions du monde peuvent avoir bien du mal à nous aider à repérer nos projections personnelles tant il est fréquent de penser que l'autre pense comme nous...Les patients psychotiques, toutefois, n'entrent pas dans la même catégorie d'être que les névrosés qui sont souvent plus sensibles à des identifications potentielles, dont nous sommes tous coutumiers, avec des fonctionnements psychiques plus proches et plus compréhensibles des nôtres.
Toutefois,
ma demande d'aide
semble trouver un écho en lui, puisqu'il viendra, en fin de séance, m'aider à ranger le matériel sur mes chariots de transport. Je promène, en effet, mon matériel d'une petite salle où il est rangé, à la salle à manger. Je dois installer, ensuite, le dispositif proposé pour l'atelier.
S.
s'inscrit ainsi, dans ce temps particulier entre deux, m'aidant à amener le matériel puis à le ramener ensuite. Ni tout à fait patient, puisqu'il ne fait rien dans la salle et surtout pas avec les autres, ni tout à fait thérapeute, puisqu'il n'a pas les clefs de la salle de rangement. Durant de nombreuses séances, il ne fera que cela, y ajoutant parfois, un petit passage dans la salle sous un mode de surveillant, venant observer ce que font les autres, ce qui se joue et écouter ce qui se dit, appuyé contre le radiateur, debout, en position haute et de contrôle. Il s’assoit rarement. Il boit ou il ne boit pas...selon son humeur et son niveau d'angoisse.
Il est sur un fauteuil, près de l'entrée du service, toujours en position de contrôle de qui entre et qui sort, à l’affut.
Il devient donc
"celui qui m'aide",
se précipitant dès que j'arrive dans le service pour se mettre "à votre disposition". La relation à l'autre s'inscrit donc pour lui dans le registre d'être à la disposition de l'autre...Un abime de perspectives tentaculaires et fusionnelles qui m'effraient un peu. La relation avec
S.
n'est jamais aisée oscillant entre une proximité qui cherche à gommer la différence avec l'autre et une distance froide et violente, qui semble chercher à rétablir une distinction. La distance ne semble jamais être la bonne. Il ne suffit pas que moi, je tente d'être à bonne distance, il faut en effet que lui aussi, trouve cette juste distance avec l'autre et cela va prendre du temps.
Projection
S.
demeure dans le registre de la projection sur autrui, qui se révèle, le plus souvent, un mauvais objet. Je ne compte plus les heures où j'ai servi de
réceptacle à ses attaques
de l'institution, des autres thérapeutes et, parfois, de moi-même. Tenir bon avec le sourire, résister en mettant des mots, nommer le ressenti négatif sans pour autant entrer dans le délire est un véritable jeu de funambule. Savoir accepter, tout à coup, une distance qui prend la forme, par exemple de demander qu'on l'appelle par son nom et non pas par son prénom, "trop familier pour vous" dit-il à une jeune stagiaire qui m'imite, dans une proximité relationnelle qu'il lui dénie. Savoir accepter l'aide quand il se met à quasiment courir avec le chariot, semant du matériel sur son chemin, avec cette excitation pulsionnelle qui le déborde à vouloir trop bien faire. Savoir être à côté de lui.
La projection n'est pas utilisée en représentation dans l'atelier. Et pourtant
S.
crée.
il crée en pastels secs,
mais chez lui et surtout quand il le décide. Je lui propose donc de lui prêter une boite de pastel, qu'il pourra utiliser dans sa chambre, mais qui nécessitera de passer par la relation avec autrui, c'est à dire qu'il lui faudra la demander à l'équipe infirmière. C'est la position que nous avons choisi d'adopter avec les patients qui souhaitent poursuivre un objet entamé durant l'atelier "découvertes", afin de privilégier le sentiment de continuité et de permanence de l'objet.
S
. utilisera cette modalité à quelques reprises, appréciant de pouvoir dessiner "à ma guise" dit-il, parodiant la publicité. Des dessins apparaissent alors, traces dans le service, dans la salle à manger, dans le local des infirmiers. Il laisse ainsi des traces de lui-même très fier d'annoncer qu'il s'agit de son pastel. Les couleurs sont délicates, estompées. les formes sont fluides et agréables. Rien n'est jamais reconnaissable dans un jeu de couleurs abstrait. Il affiche ses dessins, s'essayant aussi au coloriage de mandalas.
Un jour d'atelier, je constate, lors de l'installation de la salle, que sur l'un des deux panneaux d'affichage, un nettoyage a été fait...Sur le panneau que j'utilise au nom de l'atelier, rien n'a disparu, mais sur le panneau où les patients affichent des mandalas réalisés hors séance, le "ménage" a été fait et les productions probablement jetées. Heureusement, il n'y avait pas à ce moment là, de pastels de
S.
mais il réagit quand même très fort face à cette destructivité qui a été à l’½uvre dans cet acte apparemment anodin. La personne qui a fait cela a, bien sûr, attendu que les personnes qui avaient fait ces affichages soient sorties, mais
S
. soutient que l'une des créations lui appartenait, ce qui n'est pas le cas dans la réalité. Il est inutile de tenter de le convaincre du contraire, car il s'est emparé de cette situation pour dire quelque chose de sa
difficulté à gérer la pulsion de destructivité
, chez lui tout d'abord et venant d'autrui. C'est cette difficulté qui le conduit, sans doute, à projeter cela de manière délirante à l'extérieur et à penser que cela était dirigé contre lui.
Je dois mettre en mots cette situation et, afin de lui permettre d'entendre une autre façon de gérer un ressenti face à la pulsion de destructivité, inhérente à tout être humain: Je me mets alors, moi aussi, à protester tout haut, indiquant que je me demande même si un mandala n'a pas aussi disparu sur l'affiche de l'atelier "découvertes", mais indiquant aussi que je comprend que parfois, il soit nécessaire de faire de la place aux autres, de changer de décor ou de passer à autre chose
.
De cette manière, je lui propose
plusieurs pistes de gestion possibles
. Tout étonné de m'entendre ainsi râler, il s'apaise. Néanmoins, il m'annonce, tout de go, qu'il n'est pas prêt à refaire des dessins si ce n'est pas respecté. S'il me fallait une preuve supplémentaire de la nécessité d'avoir un espace personnel, protégé pour travailler avec des telles personnes, je l'aurais eu ce jour là. Mais, tout comme lui, je dois "faire avec" et trouver d'autres modalités de travail autour de cette notion d'espace personnel et de sentiment de sécurité.
Peace and love
Lors d'une séance où
S.
fait un petit passage, je tente de lui proposer de réaliser un dessin en pastels pour la cafétéria, située en dehors du service et dont j'ai pu constater la laideur, soulignée par d'autres patients. Au moment où je lui demande son aide et son avis, je me souviens, tout à coup, que depuis sa fugue, il n'a plus le droit de sortir seul. Il rebondit pourtant sur mon idée sans protester de ne pas pouvoir sortir alors qu'il est coutumier de ce genre de protestations. Il trouve l'idée très bonne, mais ne souhaite pas le réaliser en pastels, plutôt en craies grasses. Il évoque, en effet,
la fragilité du pastel qui risque de s'effacer
. Il commence, puis prétexte de ne pas voir très bien sans ses lunettes et me demande de tracer le contour du cercle. Puis il demande à la stagiaire de mettre une couleur, puis une autre. Progressivement, il se contente de donner les idées et nous laisse faire, la stagiaire et moi...Il s'agit là de proposer un étayage très concret à
S.
en lui donnant cette position où il peut agir à travers nous, "nous agir". Il peut alors retrouver là, une capacité à agir sur autrui et à ne plus être uniquement objet de "mauvais" soins.
L'idée qu'il donne est celle d'un
symbole peace and love
, de couleur bleu, blanc et rouge. Il profite de ce symbole de paix, pour parler des événements récents qui se sont déroulés à Nice. Il voudrait que l'on inscrive "en mémoire de Nice" et que nous mettions le nom du service. Je propose de rester plus neutre, indiquant que cela peut ré-activer des angoisses chez certaines personnes. Nous conservons l'idée de nommer le service d'origine pour donner une référence.
S.
développe tout un discours autour des terroristes et du monde violent dans lequel nous vivons. Quand on sait à quel point il est capable de terroriser, lui aussi, d'autres personnes, le propos prend une autre valeur. La transformation créative tourne bien autour de la canalisation des pulsions de destruction. Cette métamorphose possible vient comme premier processus thérapeutique.
Tout un jeu de pose des couleurs, de discussions autour du motif (auxquels s'ajoutent des c½urs et des soleils) se déroule alors. Des patients viennent voir ce qui se passe, donnent aussi leur avis, s'étonnent, reviennent, demandent ou ce dessin va aller. Avant même que le dessin ne soit achevé et mis en place, le pari de faire circuler quelque chose entre eux, de leur donner un but commun a été atteint. Un second processus thérapeutique , de socialisation s'inscrit donc lui aussi. Mais je sais aussi que, lorsque tout un groupe de personnes est impliqué dans un projet, ce qui se joue ensuite est supporté par le groupe et atteint moins directement le patient.
C'est le "nous" qui va soutenir le "je"
et qui va permettre à
S.
d'intégrer quelque chose.
Mon but principal était de permettre à
S
.
de
supporter une perte potentielle
. J'indique donc très clairement que le dessin risque de disparaitre ou d'être détruit car il s'agit d'un lieu public. Je mets en place le dessin, seule. J'indique ensuite aux patients qu'il a été mis en place à la cafétéria.
S
. en est très fier. Deux jours plus tard, j'assure un accompagnement à l'extérieur de
S.
et d'un autre patient. Bien sûr, il demande à aller à la cafétéria. Mais le dessin a disparu...Nous constatons cela, nous le regrettons ensemble et
S
.paye un café à l'autre patient et me propose une boisson. Finalement, cette destructivité qu'il avait mal supporté dans le service, devient là plus acceptable. Elle avait été prévue, pensée et mise en mots, mentalisée avant qu'elle ne se réalise. Elle peut donc être gérée, intégrée et dépassée. Bien sûr, un tel type de transformation ne pourra s'inscrire dans le psychisme d'un patient psychotique, que s'il est répété de nombreuses fois, sur des périodes très longues.
P
oignet et poignée de main
Autre jour dans l'atelier où personne ne se trouve là. Je suis donc seule et me re-voici plongée dans la préparation de petits objets, encore des bracelets.
..S.
s'assoit à mes côtés, compatissant à ma solitude. Je lui rappelle, sous forme de boutade, qu'il m'avait dit un jour que ce n'était pas du boulot. Il saisit l'humour, s'en souvient et sourit. Il me dit que, d'ailleurs, je pourrais lui faire un bracelet
tant que j'y suis
. Je suis donc là, quelque part, c'est déjà çà...A sa grande surprise (et à la mienne aussi d'ailleurs) je répond à sa demande de façon spontanée, sans bien réfléchir. Je mets la main à la pâte. Il choisit les couleurs des ficelles et nous papotons sur les bracelets brésiliens tandis que je réalise une torsade bi-colore.
Lorsque le bracelet est achevé je le lui donne et il insiste pour que je lui noue au poignet.
"Pas trop serré pour ne pas m'irriter, mais il faut que ça tienne le coup"
...Cette phrase me fait l'effet d'un insigth (une sorte de compréhension de type illumination ou euréka, mais c'est bien sûr) que l'on peut ressentir parfois, en thérapie. J’entends d'un seul coup le sens relationnel qu’elle peut avoir en termes de lien entre nous: Une relation pas trop proche pour ne pas l'intruser, mais qui résiste à ses attaques...Ou comment faire passer un message métaphorique dans un objet très concret, sans même s'en rendre compte consciemment ou sans l'avoir prémédité...
S
. s'est alors précipité dans sa chambre, revenant avec un bon d'achat pour un magazine de science-fiction, pour me donner
quelque chose "en récompense"
. Ce geste lui a permis, non seulement de ne pas se sentir en dette vis à vis de moi (ce que l'aide, même pleine de bonne volonté, peut en effet induire) mais aussi d'expérimenter quelque chose de l'ordre d'un échange entre deux personnes. Je n'avais jamais utilisé auparavant cette modalité de faire un objet à une personne. Aider quelqu'un, dans la mesure où il ou elle le demande, (avec la permission demandée de toucher l'objet de la personne), était la limite que je m'autorisais. J'ai longtemps conservée l'idée de ne pas intruser l'espace d'autrui en touchant son ½uvre. Cette idée demeure valide pour moi, mais s'est ouverte à d'autres perspectives. Cette notion du lien, je l'avais déjà perçue dans le désir des patients de réaliser un bracelet brésilien avec, souvent, le désir de l'offrir, mais l'expérimenter dans une relation thérapeutique invite à d'autres possibilités signifiantes.
Le travail avec les personnes psychotiques sollicite sans cesse notre capacité à tisser des liens. Rien n'est jamais prévisible à l'avance ou ne peut être protocolisé.
Le sens de lien attribué à ce bracelet ne peut, en aucun cas, être reproductible avec une autre personne, comme un truc magique qui pourrait fonctionner.
Le sens s'inscrit dans une relation
particulière, avec une personne donnée et dans une situation toujours distincte et unique. Avec un(e) autre que soi. Ce bracelet est venu réparer quelque chose dans la relation: parti d'une remarque projective et agressive sur ma position de "non travail", il est devenu le symbole d'une possibilité d'élaborer la pulsion de destructivité. Bien sûr, cette élaboration n'est pas psychique et n'est pas à la seule initiative de
S
. Elle demeure inscrite dans un objet concret, ce que je nomme un POS. (petit objet symbolique), venu là, comme l'écho d'un doudou ou d'un gri-gri, médiatiser la relation pour en détoxiquer la dimension pulsionnelle destructrice.
Depuis la création de ce lien concret, S.
me serre la main
régulièrement, dans une sorte de cérémonial auquel il ne déroge pas. Poignée de main et regard, "bonjour madame l'ergo". Il ne reparle pas du bracelet qui demeure bien visible sur sa main droite, celle qu'il me tend pour me saluer. Grâce à cela et pour ne pas qu'il se sente trop différent des autres, je serre la main de tous les patients présents dans l'espace situé derrière le sas d'entrée. Une sorte de petite place où les gens attendent, sur des fauteuils. Il m'arrive même de me poser avec eux sans rien faire et avec S. nous rions alors de ma flemme du jour...une autre manière de transformer ce qui était potentiellement destructeur de la relation.
Être
en lien avec
les autres
Lorsque j'évoquais le fait, en réunion de synthèse, que je ne parvenais pas à faire faire quelque chose à
S.
, sa psychiatre avait souligné que le simple fait qu'il puisse me dire non, dans un lieu de soins sous contrainte, était un espace de liberté fondamental pour lui. Dégagée de ce souci de faire, de bien faire, de faire faire, j'avais pu alors juste écouter le sens de ce qui se jouait aussi dans l’absence, le non, le simple regard.
Le non-faire
un objet pour lui même qui m'interpellait au départ lui a permis de trouver le chemin de ce qui était juste pour lui: aider.
L'envie de ce patient de se sentir utile pour retrouver
une position sociale valorisante était fondamentale et signifiante.
J'ai pu mesurer l'importance que cela avait pour lui, lors d'une ballade dans le centre durant laquelle il a pris soin de saluer à grands renforts de bras et de gestes, tous les gens qu'ils croisait. A la façon dont certains répondaient, un peu surpris, voir gênés, j'ai compris qu'il ne connaissait pas vraiment la plupart d'entre eux, mais qu'il avait ainsi une position, celle de l'ancien malade connaissant tout le monde...La construction d'une identité sociale, certes, par défaut et illusoire, mais qui lui donne le sentiment d'exister dans le regard de l'autre. Cette attitude lui permet d'approcher une normalité sociale, un souci d'intégration qui le dégage un peu du processus psychotique qui isole et dissocie.
Cette relation thérapeutique a pu avoir lieu dans un groupe, dans une
recherche d'un lien privilégié
et non pas en individuel. En effet,
S.
a toujours refusé les séances en individuel et, avec le recul,
je
me dis que cela devait être bien trop dangereux pour lui, bien trop intrusif à son gout. Le travail en groupal, lui permet aussi de voir que je suis en relation avec d'autres que lui, que parfois il doit attendre, que les frustrations sont présentes. Et que même lorsqu'il considère qu'une personne, très critique (comme il peut l'être) refuse de faire quelque chose (tout comme lui) et qu'il la traite de mégère quand elle se plaint des thérapeutes (ce qu'il passe son temps à faire), je continue à être en lien avec lui, mais aussi avec cette femme en souffrance.
En temps que thérapeute la continuité du lien est un acte thérapeutique fondamental. Mais
le sentiment de continuité du lien
doit pouvoir aussi être intégré progressivement du côté de
S.
Pour le moment, le bracelet est toujours à son poignet...
Nous verrons bien si la perte, un jour, de ce lien, se fera à cause de la puissance dissociative de la psychose ou par l'usure du temps. Il nous restera alors, à reconstruire une autre sorte de lien, à co-inventer autre chose qui permettre de tenter de maintenir la continuité et une certaine solidité, comme le font, actuellement, les deux fils de couleurs qui tiennent ensemble...
Les écrits de cette section s'apparentent à ce qui peut se dérouler lors d'une analyse de
type supervision, qui permet de tenter de comprendre ce qui se passe lors d'une thérapie.
Il ne s'agit en aucun cas, de trucs thérapeutiques reproductibles, mais de la nécessité
d’une réflexion permanente sur l'effet de notre attitude envers le patient.
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