Parallèlement, un travail dans une unité de soins protégés a nécessité également, une reprise de techniques artisanales simples, permettant aux personnes de pouvoir réaliser des objets de façon rapide, en une seule séance, pour les ancrer dans un objet concret, trace d'eux-même. La dimension attendue au premier plan était occupationnelle, au sens restrictif du terme, mais venait favoriser aussi motivation, engagement et alliance avec des personnes qui retrouvaient alors, une capacité à être actives et à agir sur la matière.
Ces deux expériences m'ont ramenée à des pratiques plus concrètes, artisanales, avec des apprentissages et des modèles extérieurs, ancrées dans la réalisation d'un objet. Mais j'avais parfois le sentiment d'une certaine insatisfaction lorsque je voyais des patients faire de petits objets qui venaient réparer une position de parent un peu défaillant, qui devenaient des objets preuves de capacités restantes, qui pouvaient devenir des objets déchets, inachevés et laissés pour compte, ou tenter de revaloriser la personne à ses propres yeux ou à ceux des autres. Même si le destin de ces objets pouvaient nous renseigner sur le sens qu'ils avaient pour la personne, je restais souvent avec le sentiment de ne faire "que" de l'occupation.
La notion de privation occupationnelle, amenée par un travail avec Alexandre Bernez (dans son mémoire et un article co-écrit dans SVT) m'a aidée à donner un autre sens à ce besoin qu'avaient les patients de pouvoir réaliser quelque chose de simple, situé à l'extérieur d'eux-même et leur permettant de commencer à imaginer un dehors sur lequel ils avaient prise et qu'ils pouvaient manipuler sans danger. Être privé de cette possibilité d'agir, de ce premier petit pouvoir d'agir, surtout dans un milieu fermé, renvoie les personnes à leurs délires, à leurs ruminations, à leurs pensées.
Par contre pour des patients dépressifs, névrotiques, souffrant de TCA ou d'addictions et surtout ayant des compétences introspectives, ce type d'atelier artisanal reste alors centré sur l'occupation au sens peu noble du terme (du moins pour notre narcissisme d'ergo!) et la notion de se faire plaisir, de retrouver des compétences ou un nouveau loisir, ne me semble pas mettre au premier plan notre qualité de thérapeute.
En quoi un pompon pourrait-il bien être thérapeutique???
La dimension technique ou d'apprentissage me donnait toujours le sentiment de ne pas donner assez de sens à ce qui se jouait dans la séance...Jusqu'au jour où, comme d'habitude, c'est une patiente qui m'a donné une clef de compréhension. Malgré la simplicité des petits objets artisanaux proposé dans le service fermé où je travaillais alors, une jeune patiente n'a rien trouvé d'assez "simple" pour elle, disait-elle. Elle a donc demandé à pouvoir réaliser un pompon...
Cet objet me semblait a peu près aussi "infantilisant et dérisoire" que de coller des pinces à linge entre elles, ou de remplir un moule de plâtre (pour entrer dans le moule?) et j'avais cru en trouver une version plus noble en proposant de petits pompons de cuir pour faire des porte-clefs. Mais J voulait elle, faire un vrai pompon en laine, "comme ceux que l'on fait à l'école, pour pouvoir l'apprendre ensuite à son petit neveu de 3 ans". De quoi faire grincer toutes mes dents d'ergo aimant les nobles médiations projectives...d'autant plus que d'autres personnes s'étaient alors engouffrées dans un engouement pour le pompon durant plusieurs séances!!!
Cette fameuse activité signifiante pour la personne prenait là un tournant qui n'était pas significatif pour moi, ou alors dans une signification régressive, voire infantilisante et que donc je ne proposais en aucun cas aux patients comme une possibilité. Mais comme il s'agissait là d'une demande claire et ferme, nous avons donc cherché du carton et de la laine, toujours quelque par dans un atelier d'ergothérapeute (version artisanale) pour permettre cette activité.
La confection de son pompon s'est faite au milieu d'une expression de son délire et d'une interrogation sur la différence entre le fait que cela sente mauvais et le glissement dans le délire de persécution. Dans la mesure où elle souffrait de schizophrénie, diagnostic avec lequel elle n'était pas d'accord, il n'était donc d'aucune utilité de tenter de le convaincre de nos bonnes intentions à son égard, du moins dans la parole. C'est dans l'activité même qu'elle a pu expérimenter la sécurité et un sens à sa façon d'être. L'exploration et les découvertes ont donc eu lieu, pour cette personne, à deux niveaux, imbriqués l'un dans l'autre.
Version sécurité psychique
Cette version est la plus significative pour moi et aisée à décoder, du fait de mon parcours teinté de vision psycho-dynamique. J'ai donc passé tout mon temps à affirmer cette distinction, dans une démarche de "désintoxication" proche de celle recommandée par Bion, concernant les éléments destructeurs projetés à l'extérieur de soi, comme quand la mère met des mots sur les ressentis persécutifs du bébé quand il est dans sa phase schizo-paranoide. (Voir Mélanie Klein). Et il est fort possible que cette position relationnelle ait largement contribué à lui permettre d'intégrer le pompon, qui au début avait été laissé dans l'atelier, "parce qu'il est rouge et c'est violent", puis donné à quelqu'un "Ça pourra te servir de porte-clef", puis récupéré car "finalement ça prouve que j'en suis capable". (voir fonctions de l'objet)
Version sens du geste
Mais au delà de ce qui pourrait passer pour une "interprétation potentielle" (avec toutes les protestations possibles autour des interprétations sauvages, du fait que ce n'est pas à nous de le faire ou encore que c'est carrément n’importe quoi...), il s'est aussi passé d'autres choses, dans le geste même de la réalisation de cet objet concret. Cette dimension symbolique et signifiante du geste est au c½ur même de notre pratique en psy, déployant la notion d'expériences potentielles pour la personne ( voir expériences gestuelles). Les ergothérapeutes déploient bien tout un travail de découpage autour des activités découpées en taches, très bien analysée sur le plan fonctionnel, pourquoi ne pourrait-on pas faire cela sur un plan psychique, sachant que cela n'est fait par personne d'autre!!!
Et tout un faisceau de sens s'est alors déployé, qui a donné du sens à sa façon d'être à travers un faire. J'y vois là l'expression de l'Agir d'Isabelle Pibarot, qui en parle comme le lien entre l'être et le faire. Christine Bagnères, lors d'une soirée du groupe "rencontres" du GRESM (soirées mensuelles d'échanges libres ou sur thématiques) nous a parlé de "la forme du patient", nous donnant encore un autre éclairage sur le sens potentiel qui se trouve dans l'activité artisanale, même dans une simple réalisation d'objet, et même dans un simple geste.
Lors de la confection de son pompon, en effet, J me demandait sans cesse si le fil qui tournait autour du cercle de carton devait être bien rangé ou pas, se demandant si un certain chaos était acceptable ou non et si cela allait aboutir à quelque chose qui pouvait tenir. Cette question me semblait faire écho à ce chaos désorganisé qui se situait dans sa tête.
Je me suis donc contenté de souligner l'insistance de cette question et cela lui a permis de s'exprimer et d'aller plus loin, au lieu de rester simplement dans le geste. Elle a confirmé mon hypothèse, en disant elle-même qu'elle avait envie de bien ranger parce que sinon, "c'était trop le bordel, comme dans ma tête". Elle a pu ainsi faire là l'expérience d'un sens signifiant à son geste qui lui donnait un indice sur sa façon d'être. Cette possibilité est donnée aux personnes que nous accompagnons, uniquement si nous-mêmes en avons conscience et si nous restons attentifs et ouvert à ce sens sous-jacent quand il affleure, sans nous centrer sur la finalité que peut rapidement devenir l'objet, surtout si la personne a envie de le finir ou qu'il soit bien réussi...