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Accueil » Les roses de la solitude

Les roses de la solitude


Jacqueline de Romilly
"Les roses de la solitude"
Ed de Fallois



Au début, ce ne sont que des impressions fugitives qui vous font signe au passage, et que l’on ne remarque même pas : une légère impression de sympathie et de tristesse, un instant de malaise, une surprise heureuse que l’on n'analyse pas, un vague signe de connivence ou de complicité que vous font les objets familiers. Mais sitôt que l’on a le temps de s’arrêter, de remarquer, de laisser monter des souvenirs voisins, les questions, les doutes et les joies, cachées tout au fond, montent comme un essaim de toute part, l’un appelant l’autre, tantôt soulevant des questions, tantôt y répondant, mais en fait, nous ouvrant tout un monde, qui nous entraîne en nous-mêmes, de plus en plus profondément.
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Comment éviter que dans ces souvenirs ne se mêle l’apparition d’émotions ou d’expériences plus récentes ? Je vais sans doute déformer les dates, oublier des détails, introduire aussi, peut-être, des éléments étrangers à l’épisode que j’évoque. Comme dans certaines expériences scientifiques, le fait même de regarder avec attention vient modifier ce que l’on regarde. Je vais mentir, sans le vouloir, on se crée des souvenirs, des problèmes, en fonction de ce que l’on vient de vivre, et qui change à chaque minute.
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Les objets auxquels nous sommes habitués depuis des années ne retiennent plus toujours notre regard. On les voit en passant, sans faire attention, sans les remarquer. Mais, il arrive que, tout à coup, parce qu’on a l’esprit libre, ils deviennent présents ; et ils frappent alors à la porte de notre attention, avec tout un cortège de souvenirs. Ces souvenirs sont le plus souvent à peine conscients. On en sent les effets, encore imprécis ; ils nous font signe. Et l’on ne mesure pas encore tout ce qui, alors, pourrait revivre ou s’épanouir. Il s’agit d’un appel, d’une présence qui se manifeste en surprise, et que nous écartons le plus souvent- mais pas toujours.
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En me tournant légèrement, sur ma gauche, à l’étage le plus bas du grand personnage qui occupe à cet endroit le mur, mes deux petits chevaux de bronze, les têtes moulées séparément, et mesurant huit à dix centimètres de haut ; elles se font face ; et elles sont montées sur un grand support de plexiglas qui porte une étiquette avec ce titre : «  deux chevaux qui parlent ». l’objet me fut remis il y a des années, à la suite d’une conférence que je donnais à Thessalonique, et qui portait précisément sur un cheval qui parle dans la poésie d’Homère.
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Mais en attendant c’est le soir : on ferme !
Alors pour bien marquer le retour à l’intérieur, je tire les grands rideaux devant mes deux portes-fenêtres. Comme si je m’étais trouvée jusqu’alors dans l’inconfort ou le danger, j’éprouve un soulagement étonnant à entendre le bruit amical des anneaux qui glissent sur les tringles, à voir se déployer ces grandes surfaces un peu dorées des rideaux qui me ramènent dans l’intérieur bien clos de mon univers. Grâce à ce geste, la pièce tout entière m’accueille ; et je me sens ici à l’abri, protégé de tout…
Rentrer chez moi était retrouver la sécurité et la paix. Là, enfin, tout m’était familier, était choisi pour moi, et pour moi seule. Je rentrais chez moi !

J’aime à reconnaître dans la satisfaction avec laquelle je rentre à l’abri, dans ma pièce bien close, la vive satisfaction de l’enfant qui s’est construit sa cabane au fond du jardin à lui et aime si enfermer.

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