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Poupées russes
L'âme russe est-elle mélancolique?
M. est une petite dame menue aux cheveux blancs qui est déjà venue à l’hôpital pour un syndrome dépressif grave. Elle revient, présentant une mélancolie. Durant les premiers jours, elle fait une chute et se fracture le fémur. Une prothèse de hanche lui est posée. L'hospitalisation, en chirurgie, précipite ses symptômes: elle ne s'alimente plus, ne parle plus, ne marche plus. Elle revient en psychiatrie en raison de ses troubles de l'humeur, d'allure mélancolique. La rééducation se fera donc, en kinésithérapie, dans notre service.
Des séances d'ergothérapie sont prescrites pour l'aider à retrouver un élan vital, du plaisir, de l'envie de se remettre en action. Comme elle n'est ni accessible à une thérapie manuelle ou créative, ni accessible à une thérapie groupale, des "visites thérapeutiques" sont proposées.
Première visite
J'arrive dans la chambre où se trouve déjà le médecin qui, lorsqu'il me voit, s'exclame que justement il parlait de l’ergothérapie qui va faire du bien à M. et lui permettre de faire quelque chose. D'emblée me voilà investit d'une mission précise centrée sur l'action. Il me laisse alors sa place sur la chaise et je salue M. Elle se souvient de moi et d'avoir fait de la relaxation à son précédent séjour. Donc, elle m'identifie clairement, mais m'indique d'emblée qu'elle n'est pas en état d'en refaire cette fois-ci, au cas où j'ai la malencontreuse idée de vouloir lui faire faire quelque chose, comme le demandait le médecin. Et voilà pour le désir thérapeutique...
Elle est assise, son déambulateur à ses côtés, le regard fixe. Elle ne parle guère. Je lui redonne donc quelques souvenirs de son autre hospitalisation, avec le sentiment de tenter de meubler le silence. Dans sa chambre, un matelas anti-escarre se gonfle, à intervalles réguliers et donne une étrange atmosphère sonore, faite de de ronronnements et de craquements, dans le silence de la chambre. Nous sommes donc deux à lutter contre le silence: le matelas et moi.
Je tente pourtant de rester silencieuse aussi longtemps que possible, pour ne pas intruser M. Mais je finis par "craquer" me mettant même à évoquer le son produit par ce matelas. Elle semble presque étonnée de découvrir ce bruit: "Je n'y fais plus attention". Mon intervention lui a permis de revenir dans la conscience de l'instant présent, c'est déjà une première étape, maigre consolation pour mes intentions plus stimulantes au départ. Je lui indique que je reviendrais la voir le lendemain. Elle me serre la main, mais ne me demande ni à quelle heure je reviendrais, ni pourquoi.
Seconde visite
Je reviens le lendemain après-midi. Je n'avais pas fixé d'heure, ce qui n'a pas semblé lui poser problème. J'essaie de ne pas lui poser de questions sur ce qu'elle ressent, ni de lui demander comment elle va...éléments de conversation classiquement attendus. Je lui demande l'autorisation de m'assoir et je tente de me servir de ce qui se trouve dans la chambre, c'est à dire des revues littéraires, dont l'une porte le titre: 30 livres pour l'été.
Lorsque je lui demande si elle a retenu le titre de l'un d'eux, elle m'évoque le nom d'un écrivain qui est...décédé. Me voici donc un peu ennuyée car la piste qu'elle me propose est dans un domaine morbide. Comme j'avais déjà ouvert la revue, je la feuillette, à la recherche de cet écrivain suédois ou islandais, dit-elle, qui vient de décéder. Lorsque la page s'ouvre sur ce monsieur, elle le reconnait de suite. C'est un auteur de polar et nous évoquons cette littérature, histoire de ne pas parler que du décès de cet homme dont elle n'a pas lu les livres. Pourtant, à mon avis, c'est bien de cela dont elle me parlait. Mais des oreilles de thérapeute n'ont pas toujours envie d'entendre cela, car parler de la mort, du désir de mort demeure délicat. Difficile de respecter le rythme de l'autre et d'aller là où il a envie d'aller.
Je lui indique que je reviens le lendemain et elle me demande alors quel jour nous sommes. "J'ai l'impression de ne plus savoir quel jour on est" ajoute-t-elle. Je lui propose un calendrier, pleine de bonne intentions, pour l'aider à se repérer dans le temps. Elle me dit qu'elle a déjà un agenda et que le problème n'est pas là. " Tout est pareil chaque jour". En fait, elle évoque là plutôt une sorte de flou et de perte de repères. Demain sera donc un jour où je viendrais et où elle a aussi de la kinésithérapie, c'est affiché sur le mur.
Troisième visite
M. est toujours sur son fauteuil, assise à l'avant du siège, pas du tout en mode repos et lâcher prise. Je le lui dis, lui demandant si elle n'est pas fatiguée de se tenir ainsi. Mon souci et mon intention de prendre soin d'elle ne semblent pas l'atteindre. Elle ne répond pas et reste assise toute raide. J'essaie de mon côté, de me caler confortablement et de respirer tranquillement, mais elle n'entre pas en résonance avec cela. Peut-être les fameux neurones miroirs sont-ils un peu rouillés.
J'ai amené des cartes du jeu dixit, un jeu basé sur de splendides cartes, très poétiques, imaginaires, métaphoriques. J'ai déjà fait un premier tri dans les cartes, pour apporter celles qui me faisaient penser à elle ou qui me semblaient pouvoir entrer en résonance avec son ressenti (ou du moins ce que j'en imagine). J'avais aussi écartée celles qui ne me semblaient pas pouvoir lui parler, en termes d'âge ou d’intérêt. Je lui donne les cartes, en lui demandant si l'une de ses images lui parle plus que les autres. Elle les parcourt deux ou trois fois et finit par choisir une carte portant l'image d'une poupée russe. La poupée la plus grosse est très colorée et très souriante. Elle est ouverte et dévoile les autres poupées, de moins en moins colorées et de moins en moins souriantes. La petite dernière pleure carrément. M. la regarde et souligne: "Elle, elle n'a pas l'air très contente".
Nous associons autour des poupées russes durant quelques instants. Elle ne se souvient pas si elle en a possédé dans la réalité. Elle garde la carte en main, comme fascinée, absorbée par l'image. Elle parle peu et nous contemplons ensemble l'image avec de longs moments de silence. Mais la qualité de ce silence est déjà différente. Et son regard n'est plus dans le vague, dans le vide. Il reste accroché à quelque chose, d'un peu incongru. Quand je lui propose de lui laisser la carte, elle semble perplexe quand à mes intentions et me la rend. Avant de partir, je souligne à nouveau le son du matelas qui vient de produire des craquements et je lui demande si elle ne préférerait pas de la musique. Un "non" laconique lui échappe dans un soupir et je la laisse dans sa chambre, avec le sentiment de l'abandonner à un vide intérieur abyssal que j'aurais bien aimé combler avec de la musique...
Quatrième visite
M. est toujours sur son fauteuil qui a gagné un coussin anti-escarre. Elle me serre la main avec un peu plus d'énergie. L'équipe m'a dit qu'elle intègre mieux ses compléments alimentaires mais que la solution de la sismothérapie commence à être envisagée car le risque vital devient important. J'ai toujours un peu de mal à m'arranger avec l'idée de ce type de traitement qui me semble presque violent, surtout face à cette petite dame frêle avec ses cheveux blancs.
Je lui reformule notre souci de son état physique durant notre conversation et elle me soutient qu'elle n'est pas maigre. J'ai tout à coup le sentiment de me retrouver face à une jeune fille anorexique. Et, de ce fait, la vraie poupée russe que je pose sur sa table en lui disant que j'en ai trouvée une, prend tout à coup un autre sens. Voilà une poupée boule, bien ronde, dont le corps n'est qu'un immense ventre et enceinte d'autres poupées...Mais ces associations ne sont pas les siennes et je n'irais donc pas sur cette piste là.
Elle regarde la poupée sans rien dire et sans même paraitre étonnée de ma démarche. Je tente alors, de mettre des mots sur cette poupée, en demeurant au plus près de la carte de la dernière fois. Je lui reparle donc de cette toute petite poupée intérieure, qui n'avait pas l'air contente. "Elle pleurait" dit-elle alors, me mettant sur la piste d'un sentiment bien caché à l'intérieur. Je m'embarque dans une histoire improvisée, lui disant que j'ai lu, un jour, le conte d'une petite fille qui, devenue adulte, retrouvait sa poupée russe avec un message caché dedans. Ce message, qu’elle retrouvait une fois adulte, était comme une transmission de son côté petite fille à son côté adulte.
Comme j'improvise, je tâtonne, essayant de rebondir sur des mots à elle, mots qui ne viennent pas facilement. "Il y a des gens qui ont une sacrée imagination" seront ses mots. Je dis que je vais le chercher le conte pour la prochaine fois. (En fait je vais surtout l'écrire, comme support d'un message métaphorique).
Avant de partir je reparle de la musique et elle me dit qu’elle aime Brel, Brassens et Barbara. Ma collègue musicothérapeute devrait m'aider à trouver des chansons appropriées. Je suggère que, peut-être, lui prêter un poste pour écouter de la musique pourrait être possible. Elle acquiesce, sans grand enthousiasme. C'est encore mon désir qui s'exprime là. Mais pourra t-elle s'appuyer dessus ou pas? C'est comme lui laisser quel chose, en mon absence...doudou sonore...J'ai le sentiment de partir sur plusieurs pistes, attendant de sentir sur laquelle elle semblera le plus réagir.
J'ai laissé volontairement passé un jour entre la séance de la dernière fois et celle d'aujourd'hui. Lorsque j'arrive, je m'excuse de ne pas avoir pu venir hier. Elle me dit qu'elle croyait qu'hier était aujourd'hui, soulignant à quel point elle est perdue dans un temps répétitif et sans scansions. Les "visites thérapeutiques" visent aussi à créer un autre temps que cet écoulement linéaire, rythmé par le quotidien. Redonner, non pas un rituel supplémentaire, mais une rupture incitant à l’intérêt et à la curiosité.
Lorsque je lui dis que je ne peux pas revenir avant le mardi suivant, à ma grande surprise, elle prend son agenda et note le jour et l'heure. J'avais déjà remarqué sur sa table, des tentatives d'écrire. Quand je le lui avais fait remarqué et avait dit: "Je n'arrive plus à écrire". Mais quand je lui propose de l'aider, elle tient à le faire elle-même, cherchant soigneusement le jour et entourant l'heure. Elle note mon prénom, indiquant bien qu'il s'agit d'une relation à une autre personne et pas une séance d'ergothérapie. Finalement, peu importe l'activité pourvu qu'il y ait une relation...(lecture de la suite
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