Cinquième visite
Le lendemain, je ramène le texte à M. en lui disant que j'ai retrouvé le conte dont je lui avais parlé la dernière fois. Elle le lit, sans grand enthousiasme. Elle constate qu'il y a vraiment des gens qui ont de l'imagination et que "'c'est bien pour eux". Les notions de transmission et de transformation de la tristesse qui sont présentes dans le texte, ne semblent pas faire sens pour elle. Elle souligne qu'elle avait choisi la carte à cause des couleurs et qu'elle n'avait vraiment pas vu la petite poupée au centre et qui pleurait. Comme elle demeure dans cette position où elle ne souhaite pas associer autour du sens que pouvait avoir la carte pour elle, ni intégrer ce sens potentiel en conservant le texte, je me dis que cette piste là n'est pas la bonne pour entrer en relation avec elle. (voir texte)
Je lui reparle donc d'écoute de musique, mais quand je veux mettre en place l'appareil, je me rend compte que la seule prise est occupée par le matelas qui se met en alarme dès que je le débranche...Drôle de musique...Nous convenons donc qu'il me faudra trouver une multiprise pour pouvoir écouter le CD. La séance est écourtée car elle est sollicitée pour un RV dentaire. Elle part en bougonnant que ses dents vont très bien et qu'elle avait quelque chose à faire avec moi. Une frustration qui tombe mal ou qui va, au contraire, aiguiser un peu son envie de faire quelque chose de plus sympathique? Nous prenons RV pour le lendemain.
Sixième visite
Aujourd'hui lorsque j'arrive à l'heure prévue, M. est avec sa s½ur qui lui rend visite. J'hésite, mais je ne me sens pas capable de demander à sa s½ur de sortir et je m'adapte donc. Bonne idée, car j’apprends au passage, qu'elle a parlé de l'écoute musicale à sa s½ur. Elle attendait donc la séance. Je triche un peu, indiquant que je n'ai pas encore trouvé de multiprise et que nous pouvons attendre le lendemain.
Nous discutons toutes les trois. Sa s½ur m'explique que M. était très mélomane, qu'il y avait toujours de la musique chez elle et qu'elle appréciait d'aller à des concerts. Elle m'assigne la mission de lui rendre le gout d'écouter de la musique mais je sens que M. est un peu réticente, surtout quand sa s½ur insiste pour trouver sa radio et lui mettre radio classique. J'hésite à intervenir, mais finalement M. se débrouille très bien pour dire ce qu'elle ne veut pas: pas de radio pour le moment. Je sens que la s½ur de M. est inquiète et elle le confirmera en allant en parler aux infirmiers après sa visite. Nous convenons avec M. d'un autre rendez-vous qu'elle note dans son carnet, en soulignant sa difficulté à écrire.
Septième visite
Lorsque j'arrive dans sa chambre j'ai trouvée une prise de courant et nous pouvons enfin écouter de la musique. Lorsque je lui demande ce qu'elle souhaite écouter, elle me montre une enveloppe contenant un CD envoyé par sa petite fille. Le CD une fois lancé, je me rends alors compte que ce n'est pas un simple CD enregistré, mais une compilation de musiques jouées et chantées par sa petite fille elle-même. Je lui dis alors, que si elle souhaite l'écouter seule, je peux la laisser, mais elle préfère que je reste. Je suis touchée de ce partage qu'elle me propose et nous écoutons la voix de sa petite fille, qui s'inscrit dans des chansons diverses, françaises et anglaises, country et sortes de berceuses.
Lorsque le CD est terminé, elle me demande de bien le ranger dans son armoire, pour qu'il soit bien protégé. En le replaçant dans l'enveloppe, je constate qu'il y avait une lettre de sa petite-fille. Je lui propose de l'aider à écrire une lettre de remerciements pour sa petite-fille lors de la prochaine séance. Elle ne semble pas réagir à cette proposition. Son regard reste triste et dans le vague, même si elle s'était un peu animée durant l'écoute du CD, avec Nous parlons ensuite de ses liens familiaux, avec sa fille, sa petite-fille, sa s½ur.
M. me demande alors du Jacques Brel pour la prochaine de nos rencontres, reparlant des séances d'écoute musicale auxquelles elle avait participé, mais soulignant qu'elle ne le pourrait plus. Elle me remercie de venir la voir, mais se demande si c'est bien raisonnable que je perde ainsi mon temps avec elle. Elle estime que cela n'est pas nécessaire. Elle demeure toujours dans une dévalorisation intense d'elle-même, avec un discours de ruine et d'inutilité.
Huitième visite
Jacques Brel va nous permettre de parler de la nostalgie du pays natal avec la chanson du plat pays. J'insiste beaucoup, durant la discussion qui suit chacun des morceaux, sur les images qui peuvent me venir, sur les sensations qui peuvent découler de la musique, sur tout ce qui peut me passer par la tête et mettre un peu de vivant et de mots, car elle écoute sans rien dire. Son regard reste toujours dans le vague et si je ne veux pas entrer dans un questionnement intrusif, c'est moi qui doit créer des liens entre les mots et la musique, comme une enveloppe de mots après l'enveloppe sonore. J'insiste beaucoup sur la dimension de tous les sens, comme pour, proposer une véritable ré-animation d'éléments de sensorialité et de perceptions.
Je repropose à M. d'écrire à sa petite-fille si elle le souhaite, mais elle décline cette idée. Elle me dit qu'elle fera cela plus tard, lorsqu'elle s'en sentira plus capable. Elle fait un parallèle entre le CD de sa petite fille et le conte que je lui ai écris. "Vous êtes gentilles toutes les deux, vous essayez de me faire plaisir." Je sens qu'il est inutile d'insister pour le moment car elle se dévalorise encore et ne peut pas encore investir, de son côté, de l'énergie dans une relation positive à l'autre. Recevoir quelque chose semble même encore difficile pour elle.
M. choisira, pour la séance suivante, de la musique classique. Je tente de faire des liens entre nos séances et les séances d'écoute musicale groupale, en lui demandant si elle se souvient quelles musiques elle préférait, si elle se souvient de la façon dont se déroulaient les choix de musique, mais elle m'indique qu'elle se sent fatiguée et ne souhaite pas parler de cela. "De toute façon, je ne me souviens pas." Elle note alors l'heure et le jour de la prochaine séance, toujours avec difficulté et lenteur.
Neuvième visite
Beethoven et Brahms seront nos prochains compagnons de musique et elle identifiera la plupart des morceaux, bien mieux que moi d'ailleurs. Je souligne que la musique n'est guère mon domaine et cela la fait sourire. Elle se souvient que je propose plutôt des séances de relaxation et me demande alors pourquoi c'est moi qui fait cela. J'indique que j'ai proposé ces séances individuelles dans sa chambre car elle ne semblait pas prête à intégrer des séances de groupe. Et je lui rappelle que nous avons progressivement cherché ensemble ce qui pouvait l'intéresser un peu, c'est à dire la musique, même si je ne suis guère à l'aise avec cette médiation. Elle semble un peu plus intégrer des éléments extérieurs et s'y intéresser. Pour une fois, elle souhaite continuer à écouter la musique, même lorsque je quitte sa chambre à la fin de la séance. Elle semble renouer un peu avec du plaisir, ou en tout cas ne pas souhaiter rester dans le silence, seule dans sa chambre.
Entre les deux séances, M. fait une chute dans sa chambre. Elle se fracture la mâchoire et doit être hospitalisée durant une semaine. Lorsqu'elle revient dans le service, elle est tout à fait souriante mais aussi tout à fait confuse. Les différents examens montreront qu'elle est entrée dans une démence que la mélancolie avait masquée dans un premier temps. Elle se sent beaucoup mieux sur le plan de l'humeur. Elle ne reconnait plus personne et les séances individuelles ont bien du mal à se poursuivre, entre les nombreuses séances de kinésithérapie pour lui permettre de sortir de son lit, car durant sa semaine d'hospitalisation, elle est restée alitée et ne marche plus. Elle aura donc besoin d'un fauteuil roulant à la place de son déambulateur.
Dixième visite
Lorsque je reviens la voir, je constate qu'elle ne se souvient plus de moi, des séances, du fait que je lui ai laissé un lecteur CD et même du CD de sa petite fille...Comme mes horaires ne peuvent plus s’harmoniser avec les siens et qu'elle est moins repliée sur elle-même, je lui propose alors de rejoindre le groupe d'écoute musicale. M. accepte avec le sourire et retrouvera du plaisir à parler de la musique au fil des séances.
Je continuerais à lui rendre de petites visites, plus courtes, lorsque nous nous croisons dans le service. Les séances de groupe auront une dimension occupationnelle et d'intégration sociale, lui donnant un sentiment d'appartenance groupale et lui permettant de ne pas rester isolée et passive. Elle peut ainsi revenir dans le social et le relationnel, même si elle ne se souvient plus des séances ou des personnes, vivant le moment présent de la séance avec le sourire et visiblement du plaisir. M. sera toujours ravie de me voir, me disant qu'elle sait que l'on se connait mais ne se souvient plus très bien. C'est presque plus difficile pour moi de devoir repositionner les choses à chaque fois et de voir que sa mémoire n'imprime plus rien.
Peut-être a-t-elle trouvé là, une forme de sortie de sa mélancolie, dans une inconscience presque bienheureuse du monde autour d'elle et dans un vécu du moment présent, dégagé de la peur de l'avenir ou des souvenirs douloureux? Ou peut-être est-ce juste une tentative consolatoire pour moi de donner un sens à ce qui n'en a peut-être pas? Lorsqu'elle quittera le service pour aller dans un service de rééducation fonctionnelle pour sa prothèse de hanche et pour tenter de retrouver une autonomie à la marche, qui peut sembler douteuse, nous nous dirons au revoir et elle me demandera une dernière fois qui je suis, avec un petit sourire en disant: "Je crois bien que je l'ai oublié..."